Dans une ruelle piétonne de Prenzlauer Berg, coincée entre un bar à bières et un fast-food coréen, la Librairie du Nouveau Monde est le paradis du bibliophile.
– Vous avez la forme d’une libraire, mademoiselle Schulz. Vous n’avez pourtant pas une coiffure qui vous distingue, disons, d’une teinturière ou d’une enseignante au primaire (même s’il est exclu que vous soyez plasticienne ou coach en séduction). Vous n’avez pas non plus un regard, un sourire ou des mimiques qui vous trahissent. Il n’existe pas, spécifiquement, de nez de libraire, de sourcil de libraire, de carnation particulière; beaucoup de gens portent le même nez que le vôtre. Pourtant, en regardant votre visage, et pour peu que l’on sache différencier une femme d’une autre, on ne peut que s’écrier : «Voici une libraire!» Ce n’est pas tel élément singulier qui se surajoute à votre visage; c’est tout un masque qui se compose, lentement, en imperceptibles mouvements de fond. Vous deviendrez de plus en plus libraire, mademoiselle. Vous vous aggraverez. Les contours de votre visage, de votre masque, de votre vie (ces mots sont synonymes), seront de plus en plus nets. Oh, vous ne faites pas que vendre des livres, je le sais bien! Vous pratiquez la randonnée, la cuisine asiatique, vous donnez pour les aveugles et vous aimez, tard le soir, vous enfiler un doigt dans le derrière en écoutant Beethoven (particulièrement le majeur, particulièrement les derniers quatuors). Pourtant, vous serez toujours une libraire qui randonne, une libraire qui cuisine, une libraire qui donne – et une libraire qui se socratise lorsqu’elle rentre chez elle.
Mademoiselle Schulz pouffe.
– Et qui vous dit que j’attends toujours d’être rentrée chez moi?
Franck sniffe un trait de cocaïne à même la couverture du Tanzaï et Néadarné de Crébillon fils (dans l’édition Pékin Lou-Chou-Chu-La de 1734). Après avoir reniflé bruyamment, il dit, amusé, presque hilare:
– Voyons, mademoiselle, vous n’avez eu ici de plaisir que vaguement intellectuel, discrètement historique. Votre jouissance se tient quelque part entre la poussière et le néant. Mais votre provocation vous a coûté une rougeur; n’investissez pas à perte! Tournez-vous, je vous prie!
Ayant troussé la vieille libraire, Franck baise langoureusement son cul. Elle proteste. Il ne lui en maintient les cuisses que plus fermement; il y plante les ongles. Il se réjouit de ces fesses ridées comme d’un festin précieux. Il hume, il embrasse, il lèche, il mord. «Pas comme cela, Franck! se récrie la libraire. Vos doigts, vous me promettez vos doigts! Et voilà que vous m’arrosez de postillons, me faites la croupe en bave, me sarclez de morsures! Pour qui vous prenez-vous?» Elle se redresse, furieuse.
– Pardonnez mon appétit. J’ai toujours quelque répugnance à me servir de mes mains, sauf s’il s’agit de faire craquer une reliure ou de tuer un homme.
La vieille glousse.
– Voilà l’une de vos phrases, de vos trouvailles, suffisantes pour éblouir vos pucelles, vos bardaches. Avec moi, ça ne prend pas. Ouvrez-moi le cul et fermez votre gueule.
– Si la Poésie s’en mêle!
Franck retire sa chevalière, qu’il pose sur la table. Il inspire profondément et glisse son majeur entre les fesses de la libraire, puis son index. Il la débourre enfin à quatre doigts; il la fait virevolter dans les coins, sur les «éditions originales», sur les «autographes», sur les «beau papier», tous les «Hollande», tous les «Japon», tous les «maroquins rouges». Les amants tournoient. Le sol craque, tremble. Ils percutent une étagère. Bam! Trois Marmontel en tombent. Ils achoppent contre un pupitre: quatre Ronsard. Ils repartent en arrière, piétinent indifféremment Cazotte, Chénier et Thiers. Cette débauche! C’est un affolement. C’est une furie. Les vélins volent! Verlaine y passe. Sa poésie. Sa prose. En feuillets libres, en pluie d’agrafes. Les deux amants bondissent de l’autre côté de la pièce. Index, majeur, annulaire. Franck entonne un chant letton. Ils glissent sur un «grand format» ;Restif de la Bretonne. Ils se reprennent in extremis.» L’arrière-boutique! L’arrière-boutique!» glapit mademoiselle Schulz. Ils y parviennent; c’est une forêt de «débrochés», de «désagrafés», d’in-folio sans ordre ni rigueur. Ils s’y faufilent, y rèptent, s’y lovent – tout au cœur. L’Histoire. La Culture. La Poussière. La touffeur de tout ça! L’étranglement par les racines. Et les milles insectes, les cancrelats poilus, les mites tenaces. Les voilà pris à la gorge, aux organes, investis de haut en bas. Ils sont maintenant pressés de finir. Franck s’ankylose, il se sent las, il se sent triste. La douairière beugle, se tord, elle vesse profusément. Elle s’effondre, finalement, sur les œuvres complètes de Montesquieu (Belin, 1817).
Mademoiselle Schulz reprend place derrière le bureau de chêne. Légèrement rouge, elle roule une cigarette en lorgnant Franck qui dispose une autre ligne sur la couverture du Crébillon.
– Etes-vous toujours convaincu que je ne sois qu’une libraire, mon ami?
– Par la gueule et par le cul, pour pasticher votre poésie.
– Mais vous-même, Franck…
Il sourit.
– Je vous interdis de parler de moi.
Franck referme le volume de Tanzaï et Néadarné. Il glisse trois billets de cinq-cents euros sur le comptoir, baise brièvement la bouche de mademoiselle Schulz, et sort de la librairie. À côté, le fast-food coréen promet une réduction sur le bibimbap végétalien.
Quentin Mouron: «L’Âge de l’héroïne» (Editions La Grande Ourse, Paris 2016)
Quentin Mouron, Schriftsteller und Dichter mit schweizerisch-kanadischen Wurzeln wurde 1989 in Lausanne geboren und verbrachte seine Kindheit in Québec. Er schrieb bisher fünf Romane und avancierte schnell zum Stern am Himmel der jungen Literatur in der Romandie und in Frankreich.
Rezension von «Notre-Dame-de-la-Merci» auf literaturblatt.ch
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